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Perdre son père, perdre ses repères
Crédit: Sévrine Dumais
J’ai perdu mon père à 18 ans. C’est jeune. J’avais vu des gens perdre des proches avant ça, mais c’était tellement abstrait, la mort, pour moi, jusqu’à ce moment-là. Mon père est parti d’un coup, sans qu’on puisse s’y préparer. Quand son cœur a décidé de lâcher, quand, pendant une nuit, le temps s’est arrêté, j’ai cru que tout allait s’effondrer autour de moi. Parce qu’après cette nuit passée à espérer qu’il revienne miraculeusement, il y a eu la constatation du vide, l’absence, le silence et la peine.

Mon père était un poète. Le genre d’homme qui rentrait quelque part avec un chapeau en feutre et un foulard de laine – avant même que le style hipster ne soit à la mode –, un grand veston, des jeans usés et des bas dans ses sandales. Le genre d’homme qui a gardé les mêmes lunettes de soleil achetées en 1972 jusqu’à la fin de sa vie parce qu’elles étaient en bon état, même si la mode a varié beaucoup entre les années hippies et notre millénaire. Il avait l’air d’un grand artiste avec sa barbe et ses cheveux longs, mais était plutôt un lecteur, un contemplatif qui écrivait en cachette. Malheureusement, la vie ne m’a pas donné l’occasion de le connaître beaucoup. Du moins, pas assez à mon goût. Lorsque j’étais enfant, mes parents m’apprenaient à lire, à écrire, à devenir une bonne personne. Quand j’ai traversé l’adolescence, ils m’ont appris à réfléchir. Mais depuis peu, seulement, nous nous parlions comme des amis. Et c’est ce qui m’attriste le plus ; de ne pas avoir pu entretenir davantage de ces belles conversations où mon père et moi nous interrogions sur de grandes questions existentielles et riions de bon cœur pour tout et pour rien.

Ce ne sont pas tous les enfants qui ont la chance de devenir amis avec leurs parents. Certaines relations sont plus difficiles ou moins propices. J’avais cette chance et elle aura été plus que volatile. Mais le deuil, lui, dure encore. Et j’ai l’impression qu’il va me suivre toute ma vie, bien qu’il change de forme et qu’il devienne moins lourd d’année en année. Parce que j’avance, je vieillis et je m’attache à d’autres formes d’amour.

Dès sa mort, sa bibliothèque est devenue un sanctuaire. Je n’osais rien toucher. Ses centaines de livres placés en rangs sur les étagères se tenaient devant moi comme des statues que je ne pouvais déplacer de peur de faire voler les poussières de mémoire qui s’y étaient déposées. Bien que toujours intéressée par la littérature, j’ai délaissé la lecture pendant un bon moment. L’incapacité de m’intéresser à ce qui lui était le plus cher au monde après sa famille m’a envahie et ce n’est que quelques années plus tard que je me suis remise à ouvrir des livres pour le plaisir. Comme si je devais faire, à sa place, le deuil de sa passion pour pouvoir la faire mienne.

J’ai essayé d’être forte. Je me suis fait croire longtemps que je l’étais. Puis, j’ai compris que j’avais le droit de pleurer et de baisser la garde. J’ai relâché toute la tension d’un coup quelques mois plus tard et c’est tombé comme une bombe à l’intérieur de moi ; J’ai implosé de larmes. C’était nécessaire. La tristesse, dans ces cas-là, est bien souvent un passage obligé. Les gens autour de moi m’ont tenu la main dans ma remontée vertigineuse vers la guérison. Non, ça n’a pas toujours bien été. La Terre n’arrête pas de tourner pour tout le monde dans ces moments-là et certains chemins se séparent. Mais le temps arrange les choses et on crée, tranquillement, de nouveaux liens. Les plus solides restent, heureusement.

Aujourd’hui, je porte ses vieilles lunettes de soleil et sa montre comme un repère dans le temps qui passe. C’est une façon de le garder près de moi, un ancrage, peu importe ce qui arrive. Je n’en parle pas beaucoup à mon entourage. C’est un sujet qui m’est profondément personnel. La mort de mon père a bouleversé beaucoup de choses et m’a poussée à me poser des millions de questions. Quand on réalise que la vie est précaire, qu’on peut la perdre plus rapidement qu’on l’a construite, on se demande quoi faire pour mieux vivre, pour vivre plus.

Depuis ce temps, j’ai passé à travers plusieurs étapes et trouvé bien des réponses à mes questions. Ça m’aura tout de même pris sept ans avant de pouvoir parler de la mort de mon père publiquement comme je le fais ici. Le deuil est un processus bien spécial, une longue suite de montagnes russes. Chaque cas est particulier ; personne ne vit le tour de manège de la même façon. Parfois je parle de lui avec le sourire, parfois je le fais en pleurant et je pense bien que c’est normal. À tous ceux et celles qui ont vécu une expérience semblable ou qui le vivront un jour, tenez bon. La résilience fait de nous des personnes épanouies. Le deuil est une grosse tempête qui passe et revient de temps en temps, mais toujours de moins en moins fortement. « Après la pluie, le beau temps » comme on dit…

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