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Ses souvenirs s’envolent

Auteur: Sévrine Dumais
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Ses souvenirs s’envolent
Crédit: Sévrine Dumais
Avec la fête des Mères qui approche, j’ai une pensée toute spéciale pour les femmes qui m’entourent. Des femmes fortes et fonceuses qui ont aussi leurs craintes et leurs espérances. Parmi les merveilleuses femmes qui gravitent autour de moi et qui m’aident, depuis ma tendre enfance, à m’épanouir, il y a ma grand-mère, 96 ans. 96 ans de richesses et de souvenirs, 96 ans d’histoires à raconter, 96 ans de vie qui ont aidé à en bâtir d’autres. 
Ma grand-mère est née à Charlemagne (ben oui, comme Céline). Elle faisait partie des plus vieux de la famille. Elle a donc élevé ses plus jeunes frères et sœurs dans cette famille qui a compté une vingtaine d’enfants. Avec leurs parents, les enfants ont tenu le bureau de poste, le bar, le restaurant, le bureau de taxis et bien d’autres commerces qui faisaient vivre la ville à l’époque. Elle a elle-même enseigné, puis élevé une famille. Elle a survécu à la mort prématurée de son mari, puis à celle de son fils. Elle aime bien répéter que, lorsqu’elle était petite, le médecin avait dit à ses parents qu’elle ne vivrait pas vieille. Comme quoi la vie nous réserve bien des surprises! Aujourd’hui, à 96 ans, ma grand-mère est retournée vivre à Charlemagne, au bord de l’eau. Comme si elle faisait un retour aux sources parce qu’au fond, les plus vieux souvenirs sont les plus clairs dans son esprit ; elle perd peu à peu la mémoire, et ce, de plus en plus rapidement. Le docteur a parlé de démence, de vieillesse. J’aurais tendance à parler d’absence, parce que son esprit n'habite plus toujours son corps et ça m’attriste terriblement. 

Elle a toujours été un symbole de résilience pour moi. Elle a traversé beaucoup d’épreuves, a été spectatrice de plusieurs révolutions politiques, technologiques et philosophiques. L’histoire d’amour qu’elle a vécue avec mon grand-père pendant la guerre est digne d’un film hollywoodien. Elle s’est toujours tenue droite, a fait face aux préjugés et a combattu les stéréotypes. J’ai du mal à la voir perdre son autonomie parce que c’est ce qui l’a toujours rendue fière. Les souvenirs que je garderai d’elle sont ceux d’une femme solide, avant-gardiste et heureuse.

Mais j’ai un aveu à faire : j’ai du mal à la voir perdre ses repères ainsi parce qu’elle a toujours été orgueilleuse, elle a toujours eu les pieds sur terre. Depuis quelques années, elle s’évade de plus en plus dans un ailleurs que l'on n’arrive pas à cerner ; les plus grandes évidences sont pour elle de terribles mensonges, les petites choses du quotidien deviennent des épreuves. Et lorsqu’elle se rend compte de ce qui lui échappe, c’est l’anxiété, la colère et la tristesse qui l’envahissent. Pour ceux qui l’entourent et qui l’aiment, c’est très difficile. Pour elle aussi, c’est pénible. On ne la reconnaît plus, elle ne se reconnaît plus.

Voir la démence prendre de l’ampleur, c’est observer la vie filer en douce, sans pouvoir la rattraper. Avec l’esprit de ma grand-mère qui s’envole peu à peu, ce sont de grandes pages d’histoire qui s’étiolent, des souvenirs qui ne se transmettront plus par sa voix, qui ne voyageront dans le temps que par le biais de photos et anecdotes rapportées. Dans ces circonstances, je ne peux que tenir la main de ma grand-maman pour amortir sa chute, avec tout l’amour qui soit.

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